PORTRAIT d’une JEUNE CHERCHEUSE : GAELLE THEVAL

par Anne-Marie Christin, sa directrice de recherche

CAM. Anne-Marie Christin, pouvez-vous nous parler des qualités d’innovation dans la recherche de celle qui a été votre doctorante, et qui vient de recevoir le prix de thèse Création, Arts et Médias 2012 ?

Madame Gaëlle Théval fait œuvre de pionnière au sens à la fois novateur et courageux de ce terme. C’est à l’un des paradoxes les plus évidents mais aussi les plus difficiles à saisir et à analyser de l’art contemporain qu’elle a consacré sa thèse : l’hétérogénéité des composants – métissage du visuel et du verbal, de la « fabrication » et du lyrisme – d’où sont issues les créations les plus originales de notre modernité. En se donnant pour objet d’étude la « poésie ready-made », elle a pris le risque délibéré de quitter les sentiers battus de l’institution, tant concernant cet objet même – la poésie – que son abord critique, dont le modèle théorique reste à créer. La méthode qu’elle a utilisée, par avancées ponctuelles et minutieuses, prenant seulement soin de garder la poésie comme pôle central de sa démarche, véritable repère aimanté de toute la thèse, est elle-même créatrice à sa manière : nous invitant à l’accompagner plus que nous intimant d’adhérer à une cause, elle présente l’intérêt supplémentaire et généreux d’offrir par avance des ouvertures et des pistes à la recherche à venir.

Gaëlle Théval

ENTRETIEN avec GAELLE THEVAL

Lauréate du Prix de Thèse Création, Arts et Médias 2012

Mme Gaëlle Théval a poursuivi ses recherches de doctorat au sein de l’Ecole doctorale 131 « Langue, Littérature, Image », de l’université Paris Diderot-Paris 7

Création, Arts et Médias. Gaëlle Théval, vos recherches ont porté sur la « poésie ready-made » : pouvez-vous définir cet objet ?

Le Readymade est bien connu dans le domaine des arts plastiques. Le terme est d’abord utilisé par Duchamp dès 1915 pour désigner une œuvre d’art « toute faite ». C’est une œuvre qui n’est pas fabriquée, ni même assemblée, par l’artiste, mais résulte du déplacement d’un objet (artefact) quelconque (ou d’une image), produit en grande série, et de son implantation dans un espace artistique (le « monde de l’art »). Ainsi défini, de façon très large, le terme peut être décollé de la seule œuvre de Duchamp pour s’appliquer à de nombreuses pratiques au sein de l’art du XXe siècle.

Ce type d’œuvre trouve des équivalents dans le domaine poétique, à condition d’effectuer un travail de transposition qui prenne en considération les spécificités liées à l’espace poétique. Le « poème ready-made » désignera alors un poème non écrit par celui qui pourtant se désigne comme son auteur, résultant du déplacement d’un élément quelconque (texte, objet, image : le ready-made poétique n’est pas nécessairement textuel), dans un espace littéraire, souvent le livre, mais pas nécessairement. A titre d’exemple, on trouvera ainsi des poèmes constitués d’un mode d’emploi, d’une page d’annuaire, d’un extrait de catalogue de Vente Par Correspondance, d’un article de journal, d’une carte postale ou encore d’une simple machine à écrire, etc. A la différence du « poème collage », le poème ready-made ne suppose pas d’opération de montage avec d’autres éléments hétérogènes dans un espace commun.

 

Julien Blaine, sans titre, Action poétique n° 158, 2000.

CAM. Comment êtes-vous parvenue à cette question ? En quoi votre approche est-elle novatrice ?

Avant d’arriver à définir le « poème ready-made », je me suis intéressée au collage poétique, pratique mieux connue en raison de son développement important notamment au sein des avant-gardes historiques. Pour ce faire, j’ai commencé par étudier son développement au sein des arts plastiques, où les études, tant sur le collage que sur le ready-made, ne manquent pas, et où les deux pratiques sont, à juste titre distinguées, ayant donné lieu à des héritages très diversifiés.

Or, souvent, la littérature scientifique consacrée au collage poétique ne faisait pas vraiment ce distinguo, employant les deux termes comme des quasi synonymes. Partant de ce constat, je me suis d’abord posée la question de savoir si le geste duchampien trouvait des équivalents (sans qu’il soit nécessairement question d’ « influence ») dans le domaine poétique ou si seul le collage y avait droit de cité. Mes recherches m’ont rapidement convaincue d’une effectivité du ready-made en poésie, et, partant, du relatif vide conceptuel dans lesquels se mouvaient ces objets, dont l’assimilation gommait les enjeux propres. Pourtant, leur identification comme « ready-made » devait comporter des implications majeures, à l’instar des bouleversements produits dans le domaine de l’art par les ready-mades duchampiens et leurs héritages, et qui n’avaient pourtant pas été abordés par la critique. C’est alors que je me suis intéressée à ce que T. De Duve a pu appeler la « chute des paradigmes » relatifs à la définition même de l’œuvre d’art, : dans quelle mesure, et de quelle manière, ces objets amenaient-ils à réviser les paradigmes avec lesquels se définissait le poème et, de ce fait, rendaient pour partie inefficients les outils avec lesquels était traditionnellement abordé ce dernier ?

CAM : Quels rapports le poème ready-made entretient-il avec les médias ?

Tout d’abord, le poème ready-made intègre en son sein le « n’importe quoi » ce qui peut supposer une sortie du livre : c’est le cas pour les poèmes intégrant des objets, les poèmes constitués à partir d’enregistrements sur bande magnétique, etc. Cette sortie est à considérer en elle-même, mais elle permet, à rebours, d’envisager à son tour le livre, médium traditionnel pour la poésie (du moins la poésie occidentale depuis quelques siècles) comme tel, et non comme support transparent sur lequel le texte viendrait naturellement s’inscrire… Le medium livre n’a bien sûr pas attendu le ready-made pour être envisagé ainsi, mais ce dernier y contribue d’une manière radicale par le déplacement du regard qu’il suppose : pour le dire schématiquement, de la même manière que le ready-made de Duchamp invite à déplacer l’attention de l’objet banal, en lui-même peu intéressant, idéalement an-esthétique, à son contexte d’implémentation, le poème ready-made invite à faire un pas de côté pour prendre conscience des conditions auxquelles le poème « non poétique » en vertu du paradigme dominant, advient pourtant comme tel : un pas vers son medium, au sens institutionnel et matériel du terme. C’est sa vertu profondément critique.

Il faut aussi préciser que nombre de ces poèmes eux-mêmes prennent place dans esthétiques et mouvements marqués par l’intermédialité (au sens où Dick Higgins définit l’intermedia). Si l’étude aborde l’ensemble du XXe siècle, elle se centre sur les poésies d’avant-gardes (Dada), et plus encore sur les poésies expérimentales, poésie visuelle (Jean-François Bory,, Jiri Kolar, sonore (Bernard Heidsieck), performance (Julien Blaine), qui supposent un travail aux frontières. Ce sont les travaux, pionniers, sur ces expériences qui m’ont d’abord fait prendre conscience de ce fait majeur (le catalogue de l’exposition Poésure et peintrie, les travaux d’Isabelle Maunet sur la poésie visuelle, de Jean-Pierre Bobillot sur la poésie sonore, le séminaire du Centre d’Etudes Poétiques à Lyon dirigé alors par Jean-Marie Gleize, et, plus récemment, les études de Christophe Hanna sur le les poétiques dispositales, et les nombreuses productions théoriques émanant des poètes eux-mêmes, je pense notamment à l’important travail de Philippe Castellin dans et sur la revue DOC(K)S).) Situé hors de ce champ poétique, et fondé sur d’autres objets, ce sont les travaux d’Anne-Marie Christin, ma directrice de thèse et de DEA, au sein du Centre d’Etude de l’Ecriture et de l’Image, de Paris 7 qui m’ont fourni l’assise théorique à ce travail et m’ont encouragée dans cette voie, en particulier pour l’étude de la relation de l’écriture à son support.

Les médias (et non plus le medium) prennent avec les poèmes ready-made une place singulière dans l’élaboration poétique : celle-ci se nourrit et puise dans ceux-là : c’est ici qu’il faut à nouveau souligner le caractère éminemment critique et subversif du poème ready-made, non seulement vis à vis de l’institution, mais aussi de la société du spectacle et de ses productions médiatiques : sources TV, journaux, radio… le poème ready-made procède du détournement.

 

CAM. Votre modèle a émergé dans les arts plastiques : quel rapport établissez-vous entre la transversalité et la modification des cadres esthétiques ?

Le modèle du ready-made trouve effectivement sa source dans les arts plastiques. Sa transposition dans le domaine poétique relève d’une démarche intermédiale. Précisons que cette importation est d’abord théorique, et ne présuppose pas, même s’il se rencontre, un emprunt par les poètes d’une pratique plastique. La diversité des parcours poétiques ne permet pas de l’affirmer.

Ces objets supposent en outre, en eux-mêmes, une approche transversale. A partir du moment où les cadres traditionnels et le paradigme au sein duquel se déployaient les outils traditionnels de l’analyse du texte poétique tombent, il devient nécessaire de trouver d’autres outils. De plus, la convocation d’éléments non linguistiques comme matériaux (images, objets), et l’activation de « paramètres matériques » (c’est-à-dire, selon l’expression de Philippe Castellin, les caractéristiques matérielles du poème) et plastiques suppose de convoquer des approches appartenant à des domaines divers, comme l’esthétique, les sciences de la communication, la sémiotique, la pragmatique, etc., ce qui exige de nous une créativité notionnelle dans des champs peu explorés .

CAM. Quelle place la recherche universitaire accorde-t-elle à l’étude d’objets aussi singuliers que le ready-made ?

Les pratiques relevant de la poésie expérimentale, qui constituent la majeure partie de mon corpus de thèse, sont encore un pan de l’histoire littéraire très ignoré par l’institution universitaire malgré les quelques travaux pionniers que j’ai cités tout à l’heure. Recevoir le prix de thèse Création, Arts et Médias constitue à mes yeux l’un des signes —et il en est d’autres ! — que la prise en compte de des objets anomaux de la poésie expérimentale est en gestation.

CAM. Quels sont vos projets de recherche ?

Mes recherches s’orientent actuellement vers trois pôles :

– Le premier, mené à la faveur du programme ANR « Livre Espace de Création » auquel je suis étroitement associée au sein du laboratoire « Ecritures de la modernité » à Paris 3 qui en est l’un des acteurs (le projet, porté par le CELIS de l’Université de Clermont-Ferrand, associe également les universités de Rouen, Cambridge et la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet) (http://lec.hypotheses.orrg), consiste à interroger le livre dans sa matérialité propre, au sein du ready-made notamment, mais aussi du collage poétique, plus particulièrement dans la seconde moitié du XXème siècle

– Le second, pendant du premier, s’oriente vers l’exploration des pratiques poétiques situées hors du livre, et tout d’abord de la poésie-performance depuis les années 1960, vaste domaine encore assez peu circonscrit dans les études littéraires. Cette exploration, amorcée avec des études autour de l’œuvre de Julien Blaine, se poursuivra autour d’un corpus plus large dans les mois à venir. Un autre chantier à venir devrait porter sur les poèmes dans l’espace (comme, par exemple, les poèmes sur plexiglas très présents dans la poésie concrète entre autres). J’entreprends d’explorer plus largement le rapport de la poésie à ses media à la faveur, d’études plus ponctuelles ou monographiques : j’ai ainsi récemment eu l’occasion de faire un point sur le domaine de la « dactylopoésie » (à la suite notamment des travaux de Guilhem Fabre sur Henri Chopin) en travaillant sur des poèmes de Jiri Kolar.

– Enfin, j’aimerais approfondir une réflexion récemment amorcée sur la place du lecteur dans ces poésies dans la mesure où celle-ci s’y voit, de diverses façons et à divers degrés, redéfinie.

CAM : Merci Gaëlle Théval d’avoir accepté de nous parler de vos recherches, et encore bravo pour l’obtention de ce prix de thèse !

(Entretien réalisé par J-M Caralp pour Création, Arts et Médias. Mis en ligne le 27 novembre 2012)